Edito, Numéro 89


« Isolement, difficultés financières, crainte de la maladie, peur pour vos proches … Vous vous sentez stressé, anxieux, déprimé ? C’est normal de ne pas se sentir très bien pendant cette période » rassure Santé publique France, avant d’exposer les « 7 conseils pour la vie de tous les jours ». Sept recommandations non dénuées d'intérêt, dont l’énumération magique et incantatoire rappelle les féeries, l’un des grands genres dramatiques du XIXe siècle français qui transportait l'imagination du public dans un monde de fantaisies avec luxe de décors et costumes, transformations et ballets, mauvais génies, princes enchanteurs et princesses enchantées. Citons au hasard de l’ordre chronologique : les Pilules du Diable (1839), la Poudre de Perlimpinpin (1853), ou bien encore Medicamus, ou le Médecin des toqués (1862). Le nombre ne faisant pas la qualité, afin de laisser un peu de surprise, nous ne saurions dévoiler intégralement les sept avertissements de la fée Savoir. Cependant, à travers le papier glacé qui la retient prisonnière, sur un air grave et suppliant, la fée d’Hiver chantera par exemple : « N’écoutez pas les informations toute la journée, c’est angoissant. Attention aux fausses informations ». Il est en effet sage de se préserver du souffle de l'épouvante, d’autant que l’intrigue de Coco, ou les Épreuves du Diable (2020), pièce en trois vagues mêlée de drames humains avec changements à vue est aussi basée sur le glaçage des boyaux et les menteries de tous calibres. Plus loin, entre deux coupes pétillantes et joyeuses, la fée du Mal héroïquement sauvée d’un naufrage clamera repentante devant le trou du souffleur : « Limitez l’alcool et le tabac car ils peuvent augmenter l’angoisse ». Ce tableau où l’on exhibe un peu de jambes en costumes rosés est bien réglé et produit autant d’effet qu’une Gitane ou un doigt de Bordeaux. Autrement, il y a parfois dans les pièces dramatiques fondées sur le merveilleux une vieille fée portant béquilles que l’on néglige de convier ou bien dépossédée de ses pouvoirs. Sous ce rapport, alors que le public fiévreux d’impatience attend de savoir comment prendre soin de sa santé, la fée Néantise réduite à l’impuissance par un sort fatal ne révèlera qu’un seul secret dans le magnifique décor de l'apothéose : « Contactez un médecin ». Au rideau, malgré la belle humeur des paroles de Qui qu’a vu coco ? dont la musique entrainante fait sensation, on demeure un peu sur sa faim, ou du moins, on n'a pas le sentiment d'avoir beaucoup progressé dans sa quête quotidienne de bien-être. Mais entre les chuts et les sifflets couverts par les bravos de la claque, nous ne pouvons qu’applaudir au tour de force des artistes et du régisseur d’avoir su rendre avec autant de vérité et de technicité la scène intitulée : « Restez en lien avec votre entourage par téléphone, SMS ou visio (Zoom, Skype, WhatsApp…) ». Car admirablement jouée, on peut tout comprendre sans connaître la langue, et bien qu’exécutés en carton-pâte, dans une débauche de détails, ces accessoires défilant comme une armée à la parade sont finalement bien commodes pour contacter un médecin.

 

À priori, empreint d’un grand sentiment d’art, il préconisera l’essentiel, c’est-à-dire : le grand air, de respirer plus libre et de ne pas contrarier la nature. En laissant de côté, les avantages et les inconvénients de chaque discipline, il rappellera la nécessité de pratiquer des exercices physiques. Et, sans pour autant aspirer au titre glorieux de bienfaiteur de l'humanité, il s’accordera au fait que l’alimentation est le plus puissant talisman pour prévenir les maladies. Par ailleurs, récipiendaire d'un doctorat honoris causa de la faculté de l’esprit et de la raison, ce docteur-là ne saura ignorer l’importance vitale de la culture : « Soigner l'âme en même temps que le corps, et favoriser l'éveil de l'esprit, car c’est l’Homme dans toutes ses dimensions qui doit être en bonne santé ». Traduit en féérie cultivant la Muse autant que l’amusette, ce sublime principe médical d’Hildegarde de Bingen (1098-1179) pourrait ressusciter la Poule aux œufs d'or, ou l’Amour et la Fortune (1828), ce qui nous consolerait du très puissant et très subtil opium des Chevaliers du brouillard (1857), drame à grand spectacle en trois actes et douze tableaux à l’affiche depuis un an.

 

Nonobstant les mesures d'accompagnement, un an c'est bien long pour les professionnels de la scène privés de leur raison d’être, pour le public aimant à se donner des joies esthétiques, et pour les amateurs des conservatoires, écoles, associations et leurs professeurs cahotés par des décisions souvent contradictoires. Dernier exemple en date : le Centre Interministériel de Crise (CIC) ayant soudainement décidé d’assimiler la danse à une activité sportive, par suite du décret du 17 février 2021 modifiant celui du 29 octobre 2020, les cours de danse pour les mineurs jusque-là autorisés sont désormais prohibés. Du coup, les interventions artistiques encouragées et réalisées par le CCN depuis octobre dans le cadre scolaire sont elles aussi proscrites*. Mais les variations assez ordinaires de l'esprit humain, rempliraient plusieurs ouvrages de péripéties amusantes de la veine de Coco fêlé (1885). Ainsi lira-t-on simultanément dans la presse du même 17 février : « Laissons un peu d'air aux Français » et « Côte basque : hausse des verbalisations à l’heure du coucher de soleil ». Avec sa conscience aiguë de l’oppression, de l’humour et du tragique un Franz Kafka se serait vraiment régalé de ces fantaisies tournant à l'acadabrance vaudevillesque de Bric-à-Brac & Cie (1862).

 

Mais si les paradoxes en chaîne suscitent des idées noires et créent le sentiment qu'il n'existe pas d'issue, comme dans la Fée du travail, ou le Triomphe du laborieux (1862), il y a parfois dans les féeries une clef d'or ouvrant la porte de paradis lointains. Ainsi, depuis juin 2020, nombre de théâtres espagnols sont ouverts avec un protocole strict, idem au Luxembourg. De la sorte, après Pampelune et Esch-sur-Alzette où furent dansés en mars la Pastorale et Mozart à 2, c’est dans ce contexte éprouvé qu’aura lieu en avril la création de Sinfonia au Teatro Victoria Eugenia de San Sebastián. Cela dit, dans ces mêmes conditions, en septembre dernier, se déroula à Biarritz le Festival le Temps d’Aimer, sans créer de foyer de contagion, car imaginez bien qu’on en aurait parlé sans ménagement. Quoiqu’il en soit, sept mois plus tard, chiffre magique et sacré, la première représentation de Sinfonia apparaît comme la fin d’un sortilège, le Sésame ouvre-toi présidant sur les planches à l’éternelle évasion des féeries. En coulisses, au signe d’une délivrance prochaine, même si les artistes vêtus de rêves et d’infini, ou en costume de Vénus comme dans Peau d’âne, ou la Nue des Césars (2021) ne sont que chevaliers d’idéal avec leurs espoirs en toiles peintes. Du costume de Vénus, on parlait autrefois de beauté intégrale, parce que la Beauté est forcément intégrale, sinon, elle n’existerait pas. Pour dire que dans un pays dépecé, presque à poil, les parlementaires de la vertu ont bien peu à faire de s’offusquer d’un acte de contestation, d’autant que « les fées » sont cruelles, mais ce sont les faits, c’est à l’Olympia que leurs ancêtres fanatiques de la lorgnette se rinçaient l'œil de beautés aphrodisiaques.

 

Interprète des grands ballets féeriques italiens, et des féeries françaises tel le Tour du Monde en 80 jours (1874) de Jules Verne et Adolphe d’Ennery, Carlotta Brianza (1865-1938) longtemps reléguée dans un coin obscur reparaît dans ce Numéro 89. Connue pour avoir créé le rôle de la princesse Aurore dans la Belle au bois dormant (1890) de Piotr Ilitch Tchaïkovski et Marius Petipa, l’étoile de la danse et maîtresse de ballet dormait depuis 83 ans : Un peu de terre, pas une fleur, pas une date, rien que des éléments faussement répétés, réveiller la belle endormie d’un baiser d’entre les ronces et les orties ne fut pas une mince affaire. Mais alors que se développent les postures victimaires de toutes espèces, et sur ce point, j’ose le dire, le récent Rapport sur la diversité à l’Opéra national de Paris est en partie un conte à dormir debout biaisant habilement les réalités historiques, politiques et sociales de la danse. Tenter de combler une trame mémorielle largement incomplète due à des plumes malhonnêtes ou paresseuses ayant ôté de l'histoire de la chorégraphie nombre de femmes et d’hommes qui lui donnèrent un peu de sa grandeur est presque une œuvre de Santé publique Danse, même s’il y tant à désespérer de l’ignorance de notre époque : « Non seulement tu ignores les choses les plus importantes, mais tout en les ignorant, tu crois les savoir » (1) disait Socrate à Alcibiade.

 

« Inventez, inventez, tout le monde a oublié » me disait parfois Gina Bartissol, lorsque j’en appelais à ses souvenirs afin d’y voir plus clair dans le passé chorégraphique de Biarritz. Professeure de danse aimée et réputée, à l’âge de 102 ans, Gina Bartissol s’en est allée dans un sommeil aux lointains infinis. Un malheur n’arrivant jamais seul, ses obsèques eurent lieu le même jour que celles de Patrick Dupond, artiste à l’état sauvage et génial intuitif pour lequel j’avais réglé au Ballet Français de Nancy un ballet intitulé en 1989 : les Illuminations. Bonne et généreuse comme l’or, Gina Bartissol aurait partagé notre tristesse en apprenant sa brutale disparition. Toujours prête à rendre service et sachant tirer de son cœur des trésors de bienfaits, on révèlera qu’elle sauva des dizaines d’enfants juifs de la Déportation. Les faisant passer pour ses élèves, à la barbe et au nez de la police française et de l’occupant, elle les conduisait de Biarritz à Salies-de-Béarn où elle avait ouvert un cours de danse à la Maison de l’Enfant Russe au Château de Mosqueros. De là, confiés à des passeurs, ils franchissaient la ligne de démarcation. En 1942, Gina Bartissol avait 23 ans et aurait mérité la distinction de « Juste parmi les nations ». Lui suffisaient les cartes de vœux qu’elle recevait chaque année en signe de reconnaissance, mais avec ses ailes d'argent où venait briller le soleil, c’était une fée à coup sûr !

 

 

Thierry Malandain, mars 2021

 

* depuis le décret n°2021-296 du 19 mars 2021, les interventions artistiques sont à nouveau autorisées dans le cadre scolaire uniquement.

(1) Platon - Œuvres complètes, Les Belles Lettres, tome I. djvu/136

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